Ce roman, même s'il n'a plus pour moi l'émerveillement et l'admiration de mes 12 ans,ainsi que la dureté de certains passages m'avaient heurtée, est toujours aussi bien écrit, sans fausse notes, et le cynisme de Pétrone en fait un des meilleurs personnages de Roman.
Voici des extraits en rapport à son suicide, la fin d'une époque et d'une civilisation, selon Sienkiewicz, qui cède le pas à celle d'une nouvelle religion, même si le lyrisme l'emporte sur l'Histoire, les passages sont beaux:
Lettre de Pétrone à Vinicius, chapitre LXXIII:
« Et quand même j’aurais le désir de te suivre là où tu veux me
conduire, cela m’est impossible. Non pas que je ne le veuille pas : je
te le répète, je ne le puis pas. Tu crois, comme Paul de Tarse, qu’un
jour, par-delà le Styx, dans de vagues Champs Élyséens, vous verrez
votre Christ. Fort bien ! Qu’il te dise lui-même, ton Christ, s’il m’eût
reçu, moi, avec mes gemmes, mon vase de Myrrhène, mes éditions des
Sosius, et ma belle aux cheveux d’or. Cette seule pensée, mon cher, me
donne envie de rire. Votre Paul de Tarse m’a expliqué que, pour le
Christ, on devait renoncer même aux couronnes de roses, aux festins et à
la volupté. Il me promettait, il est vrai, un autre bonheur en échange,
mais je lui ai répondu que pour cet autre bonheur j’étais trop vieux,
que mes yeux se délecteraient toujours à la vue des roses, et que
l’odeur des violettes me serait toujours infiniment plus agréable que
celle de mon malpropre « prochain » de Suburre.
« Voilà les raisons pour lesquelles votre bonheur n’est point fait
pour moi. Et puis, je t’ai gardé pour la fin la raison décisive :
Thanatos me réclame ! Pour vous, l’aube de la vie commence à peine. Pour
moi, le soleil s’est couché, et déjà le crépuscule m’environne.
Autrement dit, carissime : il faut que je meure.
« Inutile d’insister là-dessus. C’est ainsi que cela devait finir. Tu
connais Ahénobarbe et tu comprendras aisément. Tigellin m’a vaincu. Ou
plutôt non ! Ce sont simplement mes victoires qui touchent à leur fin.
Ayant vécu comme j’ai voulu, je mourrai comme il me plaira.
« Ne prenez point cela trop à cœur. Aucun dieu ne m’a promis
l’immortalité, et ce qui m’arrive n’est point chose imprévue. Toi,
Vinicius, tu es dans l’erreur en affirmant que seul votre dieu apprend à
mourir avec calme. Non ! notre monde savait, avant vous, que, la
dernière coupe vidée, il était temps de disparaître, de rentrer dans
l’ombre, et notre monde sait encore le faire en beauté. Platon affirme
que la vertu est une musique, et la vie du sage une harmonie. Et ainsi,
j’aurai vécu et je mourrai vertueux."
Lettre de Pétrone à César, Chapitre LXXIV:
« Je sais, ô César, que tu m’attends avec impatience et que, dans la
fidélité de ton cœur, tu te languis de moi jour et nuit. Je sais que tu
me couvrirais de tes faveurs, que tu m’offrirais d’être préfet de tes
prétoriens, et que tu ordonnerais à Tigellin de devenir ce que les dieux
ont voulu le faire : gardien de mulets dans celles de tes terres dont
tu héritas quand tu eus empoisonné Domitia. Mais, hélas ! il faudra
m’excuser. Par le Hadès, c’est-à-dire par les mânes de ta mère, de ta
femme, de ton frère et de Sénèque, je te jure qu’il m’est impossible de
me rendre auprès de toi. La vie est un trésor, mon cher, et je me flatte
d’avoir su extraire de ce trésor les plus précieux bijoux. Mais, dans
la vie, il est des choses que je m’avoue incapable de supporter plus
longtemps. Oh ! ne crois pas, je t’en prie, que je sois indigné de ce
que tu as tué ta mère, ta femme, ton frère, brûlé Rome et expédié dans
l’Érèbe tous les honnêtes gens de ton empire ! Non ! petit-fils de
Chronos ! La mort est la destinée de l’homme, et l’on ne pouvait,
d’ailleurs, attendre de toi d’autres actes. Mais, de longues années
encore, me laisser écorcher les oreilles par ton chant, voir ton ventre
domitien sur tes jambes grêles se trémousser en la danse pyrrhique,
entendre tes déclamations, tes poèmes, pauvre poète des faubourgs, voilà
ce qui est au-dessus de mes forces et m’a fait désirer la mort. Rome se
bouche les oreilles, l’univers te couvre de risées. Et moi, je ne veux
plus, je ne peux plus rougir pour toi. Le hurlement de Cerbère, même
semblable à ton chant, mon ami, m’affligerait moins, car je n’ai jamais
été l’ami de Cerbère, et n’ai point le devoir d’être honteux de sa voix.
Porte-toi bien, mais laisse là le chant ; tue, mais ne fais plus de
vers ; empoisonne, mais cesse de danser ; incendie des villes, mais
abandonne la cithare. Tel est le dernier souhait et le très amical
conseil que t’envoie l’Arbitre des élégances. »
Fin du Chapitre LXXIV:
"Lui, fit signe aux musiciens, et de nouveau tintèrent les cithares et
résonnèrent les voix. On chanta l’Harmodios. Puis vint l’hymne
d’Anacréon, où le poète se plaint d’avoir trouvé sous sa porte l’enfant
transi et éploré d’Aphrodite. Après qu’il l’eut réchauffé, qu’il eut
séché ses ailes, l’ingrat lui avait percé le cœur d’une de ses flèches.
Et depuis lors, le calme avait fui son esprit…
Se soutenant mutuellement, divinement beaux, souriant et pâlissant, tous deux écoutaient.
L’hymne achevé, Pétrone fit offrir à nouveau les vins et les mets.
Puis il se mit à deviser avec ses voisins de ces mille riens puérils et
charmants, en usage dans les festins. Enfin, il appela le Grec et se fit
attacher l’artère, disant qu’il se sentait pris de sommeil et voulait
encore s’abandonner à Hypnos, avant que Thanatos l’endormît pour jamais.
Il s’assoupit. Quand il se réveilla, la tête d’Eunice reposait sur sa
poitrine, telle une fleur blanche. Il la déposa sur le coussin pour la
contempler encore. Et, de nouveau, il se fit ouvrir les veines.
Les chanteurs entonnèrent un autre hymne d’Anacréon, tandis que les
cithares accompagnaient en sourdine, afin de ne point couvrir les
paroles. Pétrone pâlissait de plus en plus. Quand se fut évanouie la
dernière harmonie, il se tourna vers les invités :
– Amis, convenez que périt avec nous…
Il ne put finir. D’un geste suprême, son bras enlaça Eunice, et sa tête roula sur l’oreiller. Il était mort.
Mais les convives, devant ces deux formes blanches, semblables à deux
statues idéales, sentirent que périssait l’unique apanage du monde
romain : sa poésie et sa beauté."